1. TEXTE
- « La ville s´endormait
- Et j´en oublie le nom
- Sur le fleuve en amont
- Un coin de ciel brûlait
- La ville s´endormait
- Et j´en oublie le nom
- Et la nuit peu à peu
- Et le temps arrêté
- Et mon cheval boueux
- Et mon corps fatigué
- Et la nuit bleu à bleu
- Et l´eau d´une fontaine
- Et quelques cris de haine
- Versés par quelques vieux
- Sur de plus vieilles qu´eux
- Dont le corps s’ensommeille
- La ville s´endormait
- Et j´en oublie le nom
- Sur le fleuve en amont
- Un coin de ciel brûlait
- La ville s´endormait
- Et j´en oublie le nom
- Et mon cheval qui boit
- Et moi qui le regarde
- Et ma soif qui prend garde
- Qu´elle ne se voit pas
- Et la fontaine chante
- Et la fatigue plante
- Son couteau dans mes reins
- Et je fais celui-là
- Qui est son souverain
- On m´attend quelque part
- Comme on attend le roi
- Mais on ne m´attend point
- Je sais depuis déjà
- Que l´on meurt de hasard (v.36)
- En allongeant le pas
- La ville s´endormait
- Et j´en oublie le nom
- Sur le fleuve en amont
- Un coin de ciel brûlait
- La ville s´endormait
- Et j´en oublie le nom
- Il est vrai que parfois près du soir
- Les oiseaux ressemblent à des vagues
- Et les vagues aux oiseaux
- Et les hommes aux rires
- Et les rires aux sanglots
- Il est vrai que souvent
- La mer se désenchante
- Je veux dire en cela
- Qu´elle chante
- D´autres chants
- Que ceux que la mer chante
- Dans les livres d’enfant
- Mais les femmes toujours
- Ne ressemblent qu´aux femmes
- Et d´entre elles les connes
- Ne ressemblent qu´aux connes
- Et je ne suis pas bien sûr
- Comme chante un certain
- Qu´elles soient l´avenir de l´homme
- La ville s´endormait
- Et j´en oublie le nom
- Sur le fleuve en amont
- Un coin de ciel brûlait
- La ville s´endormait
- Et j´en oublie le nom
- Et vous êtes passée
- Demoiselle inconnue
- A deux doigts d’être nue
- Sous le lin qui dansait » (v.72)
2. ANALYSE
Ce « voyageur » qui arrive un soir dans une ville située au bord d’un fleuve en agitant des pensées pessimistes c’est, bien entendu, Jacques Brel lui-même. En effet, cette chanson publiée dans son dernier album Les Marquises (17 novembre 1978) met en scène un homme fatigué et malade. On songe à cette dernière tournée d’ « Adieu à la scène » entreprise en 1966 qui marque la fin d’une certaine vie de chanteur adulé. On peut dès lors imaginer que Jacques Brel, plusieurs années plus tard, en écrivant cette chanson, ravive le souvenir de son arrivée dans une ville pour l’un de ses tout derniers tours de chant en fusionnant passé (1966 : fin de sa vie de chanteur) et présent (1978 : fin de vie proche). La mention du « cheval boueux » peut aussi évoquer, notamment, la comédie musicale qu’il a jouée sur scène en interprétant Don Quichotte dans L’Homme de la Mancha à partir d’octobre 1968 pour le rôle duquel, fatigué et malade, il a dû perdre 10 kg et a dû renoncer à poursuivre le spectacle au-delà de mai 1969.
Au cours de cette tournée, au soir d’un proche spectacle qui succède à bien d’autres, il découvre une nouvelle ville située au bord d’un fleuve. C’est la fin de la journée, dans un crépuscule tout symbolique et nulle joie ne l’habite ; bien au contraire, ce ne sont que notations intimes sur l’usure et la fatigue (« J’en oublie le nom/cheval boueux/corps fatigué »), sur la douleur (« plante son couteau dans mes reins ») et l’absence d’avenir (« le temps arrêté »). Il y est même question [d’] « Un coin de ciel [qui] brûlait » en une brûlure qui signale une autre brûlure sans doute toute intérieure.
L’accompagnement musical composé pour l’essentiel des mêmes notes répétées sur un rythme ralenti en une sorte d’écho lancinant renforce cette impression de lassitude et de marche lente et difficile comme alourdie par un fardeau - d’autant plus que de nombreux silences expressifs isolent certains mots ou vers pour les mettre en valeur (« et les rires /…silence…/aux sanglots ») et que la diction du chanteur détache sciemment certaines syllabes ou les prononce avec une lenteur insistante ou, a contrario, accélère son débit. De plus, l’anaphore de «Et» - à six reprises dans la première strophe - martèle ce harassement. S’y ajoute, enfin, le rythme même du poème qui, composé de courts vers de six pieds, renforce encore les temps d’arrêt propices à traduire cet accablement.
D’autres remarques suivent, qui ne concernent plus le narrateur, mais ne sont pas plus amènes, et lient décrépitude et méchanceté : elles concernent deux vieux (1) qui se haïssent et dont le corps « s’ensommeille », autre signe révélateur, sans doute, d’une prochaine impotence avant la disparition.
Ce constat accablant une fois établi, d’autres notations concernant le chanteur sont révélées. Elles décrivent une attitude toute en raideur, voire stoïque, visant à déguiser la réalité (« Et ma soif prend garde/qu’elle ne se voit pas ») et à faire semblant. Une attitude motivée par la volonté d’être maître de soi (« Et je fais celui-là qui est son souverain »). La raison en est toute simple (« On m’attend quelque part/Comme on attend le roi ») : le chanteur reconnu et adulé par un public émerveillé et conquis sait ce qui l’attend ce soir-là, comme tous les soirs de sa tournée : pour complaire aux spectateurs, il doit faire semblant et porter le masque de la gloire et du bonheur. De même pour l’enregistrement de son dernier album Les Marquises : techniciens et musiciens l’attendent pour un enregistrement qu’il sait être le dernier... Pourtant, loin de ces vains artifices, Jacques Brel sait. Et, au-delà des apparences, il enlève le masque pour montrer son vrai visage et dire sa vérité, celle d’un homme à bout.
- « Mais on ne m’attend point
- Je sais depuis déjà
- Que l’on meurt de hasard v.36
- En allongeant le pas »
On note que cette vérité révélée – le mot « meurt » en forme d’aveu - se situe très exactement à la moitié du poème (36ème vers sur les 72 qu’en compte le texte), au centre de ce même vers et peut être considéré comme le cœur – brisé - de la chanson. La célébrité et l’adulation dont il est l’objet de la part de ses admirateurs ne consolent pas (« Mais on ne m’attend pas ») et ne peuvent rien contre la maladie : Brel sait qu’il est nu devant la mort, qu’il est seul devant sa mort annoncée. Le titre de la chanson révèle la métaphore : cette « ville [qui] s’endormait » ne fait que suggérer l’indicible de sa vie qui s’éteignait.
Les vers suivants (v.44 à 55) expriment, avec une rare poésie, l’amertume d’un homme qui a toujours – Cf. la répétition de « Il est vrai » - eu conscience (« Il est vrai que parfois/Il est vrai que souvent ») de l’endroit et l’envers de la vie et a été lucide sur son ambivalence (« Et les rires aux sanglots/La mer se désenchante »). Ce « désenchantement » rappelle discrètement le thème, constant dans l’univers de Jacques Brel, de l’innocence magique du monde de l’enfance dont la sortie, lors du passage à la conscience réfléchie, s’accompagne d’une amère désillusion (« D´autres chants/Que ceux que la mer chante/Dans les livres d’enfant »).
Cette amertume devient même animosité par le truchement d’un « Mais » (v.56) qui met en cause, d’une manière inattendue et violente, l’éternel féminin (« Les femmes toujours « ) qu’il se refuse à considérer être « l’avenir de l’homme. » (2), à rebours de ce que chantait alors Jean Ferrat en citant Aragon,
Nonobstant cet éclat misogyne sur la nature féminine et après l’ultime répétition du leitmotiv de la chanson, les quatre derniers vers célèbrent une autre figure féminine dont la vision exalte, cette fois, jeunesse, amour, beauté - comme autant de signes d’espoir et de vie ? On notera pourtant que ces traits avenants tels qu’ils sont mentionnées définissent le seul physique : la jeunesse (« Demoiselle »), la sensualité (« à deux doigts d’être nue ») et la nouveauté (« inconnue »), comme si Brel ne retenait, chez la femme, que ces critères-ci.
Ainsi Jacques Brel, en 4mn30 secondes, dans cette magnifique et terrible chanson-bilan, retrace ce qu’est la vie d’un homme – de tout homme - depuis l’enfance - « enchantée »- qu’il ressuscite et l’adolescence - « Demoiselle » -, pour en venir à cette confession intime d’autant plus poignante qu’elle est allusive en ce qu’elle annonce l’inexorable issue fatale…
NOTES :
(1) Ce thème est récurrent chez Jacques Brel qui l’avait déjà évoqué dans sa chanson Les Vieux [1] en 1963. La déchéance de la vieillesse lui semblait plus redoutable que la mort, comme en témoigne ses propres mots de la chanson Vieillir en 1977 : « Mourir cela n’est rien/Mourir la belle affaire/Mais vieillir... ô vieillir ! »
(2) Jean Ferrat : La Femme est l’avenir de l’homme, 1975
![]() ![]() ![]() | Les droits de ce document sont régis par un contrat Creative Commons et plus précisement par le contrat Creative Commons Paternité - Partage des Conditions Initiales à l’Identique Licence France 2.0 de Creative Commons, plus connue sous le nom de "CC-BY-SA". |
Droits d'auteur © Henri Philibert-Caillat
Illustration : pochette d’un disque vinyle.
Je me demande pour comprendre ce texte de Brel s'il ne faut pas prendre complètement au contre-pied (si j'ose dire) de cette explication de texte
.
Je me demande pour comprendre ce texte de Brel s'il ne faut pas prendre complètement au contre-pied (si j'ose dire) de cette explication de texte
.
Je me demande pour comprendre ce texte de Brel s'il ne faut pas prendre complètement au contre-pied (si j'ose dire) de cette explication de texte
.
Le rêve d'une fusion et de liberté à la fois de l'homme qui est contrarié par la fausseté des femmes. La mer se désenchante.......femme qu'on ne peut comprendre alors qu'au demeurant il y a l'idéal incarné de pureté de la femme mère... livre d'enfants Toute l'articulation du texte tourne autour de ces thèmes quant au reste il n'est fait que d'illusions et peut être dans une promesse d'amour pur au delà de la mort avec une femme dans un linceul qui dansait. Pour le reste le texte appartient désormais à tout le monde et chacun y comprendra ce qu'il a à y comprendre.
Votre 1ère phrase : "Ce « voyageur » qui arrive un soir dans une ville située au bord d’un fleuve en agitant des pensées pessimistes c’est, bien entendu, Jacques Brel lui-même"
Vous partez de ce postulat et, si nous l'admettons, tout le reste paraît cohérent.
Seulement, je ne suis pas bien sûr que ce postulat soit exact...
Un peu comme un enquêteur de la brigade criminelle qui connaît déjà le coupable. Il trouvera toujours les faits pour corroborer sa pensée, ses idées...
Jacques Brel a toujours eu une imagination extraordinaire qu'il structurait avec ses propres ressentis. Il restait très longtemps (parfois des nuits entières après son tour de chant), autour de bières et cigarettes, à écouter les gens qu'il rencontrait.
Non, je ne suis pas bien sûr, comme vous l'écrivez, que le "Je" du narrateur soit lui et uniquement lui.
Je pense plutôt qu'il s'agit d'un personnage imaginaire auquel il prête parfois ses propres idées (je ne suis pas bien sûr comme chante un certain qu'elles soient l'avenir de l'homme)...
"Je te dis mort aux cons / Bien plus cons que toi / Mais qui sont bien vivants" Jacques Brel in "Jojo"
J'ajouterai juste qu'on entend en arrière plan le glas qui sonne lourdement presque inexorablement.
merci pour ces réflexions et cette analyse. est ce que quelqu'un peut expliquer ce passage :"Que l’on meurt de hasard En allongeant le pas# MERCI BEAUCOUP Olivier
Je ne pense pas qu'il s'agisse de son public mais plutôt du réconfort que quelqu'un de moribond se donne en se disant qu'il y a quelque chose après la mort. Alors qu'il n'y a rien et que l'on ne meurt pas parce que c'est nous et qu'il y a quelque chose, mais seulement le hasard.
analyse très intéressante ! Mais vu la tonalité plutôt macabre de la chanson, j'ai toujours pensé que la "demoiselle inconnue .... sous le lin qui dansait" est en fait la mort. Cordialement