Situation de Franz Kafka

Intérêt
Avant d'entreprendre l'étude de toute œuvre de Franz Kafka, il est nécessaire de tenter une situation de l'auteur afin de pouvoir apprécier, en le mettant à sa véritable place dans la littérature occidentale du XXe siècle, ce que l'on pourrait appeler son « prophétisme littéraire. »


Table des matières

1. Introduction


L’adjectif « kafkaien » est un mot souvent employé – par des personnes qui ne savent pas toujours très bien ce qu’il recouvre exactement – pour désigner, d’une manière assez vague, l’idée de l’absurde. De la même façon, Kafka est fréquemment rangé, dans la création romanesque, aux côtés d’un Sartre ou d’un Camus. Et pourtant quand paraît L’Etranger [1] en 1942, — un roman dont les ressemblances avec Le Procès [2] sont remarquables, nous aurons à en reparler, — Kafka est mort depuis près de vingt ans (3 juin 1924). Sartre (né en 1905) n’est encore qu’un enfant au moment où l’écrivain tchèque commence à écrire Le Procès, en 1914.

Plus significatives sont encore ces dates : Kafka naît en 1883, trente ans avant Camus (1913) ; Victor Hugo meurt en 1885 ; Rimbaud en 1891. La simple lecture de ces dates suffit donc à effacer l'idée d'un Kafka représentant proche ou lointain de ce que l'on a appelé « L'école de l'Absurde » (dont on peut situer l'origine dans les années qui précèdent la Seconde guerre mondiale). Il n'appartient pas plus, d'ailleurs, à la génération précédente, celle de 1920 à 1930, que l'on pourrait appeler celle des premiers écrivains de «  la solitude « , avec des personnalités aussi différentes que Malraux, Céline ou Bernanos.

Pour résumer, voici quelques dates simples qu'il convient d'avoir à l'esprit quand on veut apprécier le prophétisme littéraire de Kafka :

1914 : Le Procès , début de la rédaction. 1924 : Mort de Kafka. 1932 : Voyage au bout de la nuit (Louis Ferdinand Céline) 1933 : La Condition humaine (André Malraux) 1938 : La Nausée (premier roman de Jean-Paul Sartre) 1942 : L’Étranger (Albert Camus)

Ainsi prendre conscience que Franz Kafka appartient à la première génération littéraire du vingtième siècle ne fait que mieux apprécier sa modernité.


2. Kafka et la génération « post-naturaliste » de 1900


2.1. La tradition du « Marchen »


A l’évidence, les grandes œuvres de Kafka, Le Procès et Le Château, qui marquent le triomphe de l’absurde, sont bien différentes des premiers « récits » de jeunesse. Il n’en reste pas moins vrai que l’écriture de ces "romans" (mais peut-on parler ici véritablement de roman?) doit beaucoup à celle de ces premiers écrits. Nous aurions l’occasion de saisir et de définir cette évolution du conte symboliste au mythe kafkaïen ci-après.

La création de Kafka est profondément enracinée dans une tradition proprement germanique, celle de « marchen » (« conte » en allemand, mais cette traduction est insuffisante), qui connut un vif succès à l’époque romantique. L’univers créé par la « marchen » n’est plus le monde familier, logique et cohérent qui nous entoure, mais un monde vu par une conscience, un univers intérieur, soumis aux lois et aux créations de l’imagination, et dont les portes s’ouvrent toutes grandes sur l’étrange et le fantastique. On évoquera, par exemple, les Contes fantastiques d’Hoffmann, caractéristiques du « marchen » de l’époque romantique. On pourrait citer le célèbre Fleur bleue (die Blaue Blume) de Novalis, qui met en scène un jeune héros à la recherche d’une fleur mystérieuse dans un monde étrange, ou bien encore, moins connus mais très importants, les récits de Jean-Paul Richter. Certes, l’absurde kafkaïen dans Le Procès, c’est bien autre chose, mais nous retrouvons dans ce roman un processus familer à l’âme germanique : la création d’un univers intérieur livré tout entier aux puissances de l’imagination, les recherches d’une conscience avide de trouver sous la banalité du quotidien une réalité spirituelle plus profonde. C’est bien là la démarche fondamentale du Procès. A la date du 20 avril 1910, Kafka écrit d’ailleurs dans son Journal : «  Mon intérieur se dissout et se dispose à laisser surgir quelque chose de plus profond. »

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les écrivains allemands vont renouer avec cette tradition du conte qu'avait éclipsé le triomphe du réalisme et du naturalisme (que l'on songe à l'oeuvre de Maupassant ou aux romans de Zola, par exemple, qui s'attachent à rendre la vérité du monde quotidien). Parmi ces écrivains, citons simplement pour mémoire deux figures importantes dans l'histoire de la littérature allemande, Hugo von Hofmannsthal et Rainer Maria Rilke, écrivain pragois comme Kafka, qui font paraître, entre 1900 et 1910, des récits très proches par leur manière et leur atmosphère des premiers récits de Kafka.

Comme le soutiennent Alberes et De Boisdeffre, « Kafka appartient en fait à la génération de Hofmannsthal et de Rilke, dont il est à peine le cadet. Il est de ceux qui sont entièrement sortis de l’univers naturaliste pour rendre la primauté à l’angoisse intérieure sur la peinture objective et sociale. »


2.2. Le pessimisme « fin de siècle »


A la période du positivisme et du scientisme qui affirmait la toute-puissance de la Science considérée comme la source de vérités absolues, succède pour les écrivains européens de la fin du XIXe siècle une période de désenchantement. Ils redécouvrent que le monde est irréductible à un ordre scientifique absolu et ils retrouvent l’âme huamine et ses angoisses. Dans les dernières années du siècle les certitudes concernant l’homme et le monde s’effondrent et font place au pessimisme. Le dramaturge norvégien Ibsen eut ainsi dans les pays protestants une influence primordiale. Comme Kafka, Ibsen accorde la première place au mystère des âmes ; il évoque les difficultés, pour l’être humain, de découvrir sa loi (thème fondamental du Procès) ; il médite sur la signification de la vie humaine ; il met en scène l’itinéraire spirituel de personnages de la vie quotidienne (avocat, médecin ; Joseph K. dans Le Procès est employé de banque). Kafka, dans son Journal dit toute son admiration pour les disciples d’Ibsen.

L'expression littéraire du sentiment de l'angoisse intérieure chez ces écrivains pessimistes a pu séduire Kafka qui retrouvait en eux son propre tempérament. Kafka appartient donc très nettement à la génération de la première décennie du XXe siècle qui se libère du mouvement naturaliste, en préférant les mystères de l'âme et la réalité spirituelle aux descriptions objectives du monde extérieur, et qui retrouve les angoisses individuelles et le pessimisme.


3. Modernité de Franz Kafka


Cependant, si Kafka appartient à cette génération « post-naturaliste » à laquelle il doit l'expression de son désespoir et la conception même d'une certaine écriture, il faut bien reconnaître qu'il lui échappe et que le lecteur moderne peut facilement justifier sa volonté de voir en Kafka « un contemporain ».


3.1. Une œuvre moderne


3.1.1. Les thèmes


Certains thèmes de l’œuvre de Kafka relèvent plus des préoccupations de la génération 1931-1950 que des idées de la génération du début du siècle. A titre d’exemples, voici quelques thèmes remarquables que la lecture du Procès approfondira.

a) On a souvent fait remarquer que l’œuvre de Kafka annonçait, d’une façon étrangement prophétique, l’univers des totalitarismes qui marquera profondément la génération de 1930-1940. On pourrait citer le témoignage de Jean-Louis Barrault dont l’adaptation du Procès avec André Gide en 1947 est l’une des grandes dates de la création théâtrale : « Kafka annonçait, ou plutôt dénonçait, l’avènement du monde moderne. Cela se passait en 1930. (…) Nous, hommes libres, avec nos qualités et nos défauts normaux, tous frères de ce Joseph K., nous sentions bien que nous étions désormais automatiquement coincés. » On peut encore citer ces réflexions d’un manuel de littérature : «  Les paraboles du Château et du Procès, qui, à leur parution avaient semblé, sinon gratuites, du moins abstraites, viennent soudain s’appliquer à différentes situations concrètes : nazisme, totalitarisme, toutes les aliénations de l’individu dans le monde qui l’écrase ou l’ignore. Ces personnages réduits à une initiale (K.) sont les modèles des individus qui, dans les camps, les prisons, les fichiers de tous ordres, ne sont plus que des numéros matricule. »

Kafka a eu l’intuition du Temps du Mépris (titre d’un roman de A. Malraux) : un récit comme La Colonie pénitentiaire, composé au moment du Procès en1914, est une préfiguration de l’univers concentrationnaire. Alberes et de Boisdeffre, critiques de Kafka, affirment que « le monde d’ombre et d’emprisonnement qu’évoquent tour à tour Le Procès et Le Château correspond à une sensibilité littéraire qui naît avec «  le règne des polices, des arrestations à l’aube, des interrogatoires savants, des aveux forcés. » On pense bien évidemment à l’arrestation, à l’aube, de Joseph K. dans Le procès. Ce thème se retrouve dans un roman comme Le Zéro et l’infini d’Arthur Koestler traduit en Français en 1945 ou dans une pièce comme Morts sans sépulture (1946) de Jean-Paul Sartre même si ces œuvres, par leur engagement politique, ont un accent et une résonance bien différents de ceux du roman kafkaïen, à valeur beaucoup plus universelle.

b) Un autre thème irrigue l'œuvre de Kafka, celui de la dénonciation de l'écrasement de l'individu par le monde bureaucratique. On le trouve fréquemment dans les œuvres et les consciences contemporaines.

c) Très moderne, également, le thème de l’errance dans un monde étrange, dans un labyrinthe de greniers et d’escaliers, thème que Kafka n’a certes pas découvert, mais qu’il a illustré d’une façon saisissante. On peut citer, en guise d’illustration moderne de ce thème, le film de Mike Nicchols, Catch 22, dans lequel une séquence montre le héros, véritable Joseph K., errer dans la ville de Rome devenue soudainement étrange.


3.1.2. L'écriture


Si la modernité de Kafka est donc dans les thèmes, elle réside aussi dans son écriture romanesque et l'on peut retrouver, dans les romans qui lui sont postérieurs, nombre de ses procédés.

a) Kakfa, l'un des premiers, bouleverse la notion traditionnelle de l'intrigue. Avec lui, le romancier n'est plus le démiurge qui entremêle, selon ses propres desseins, les destinées des personnages (comme le font un Balzac, un Zola ou encore un Mauriac). L'ordre du roman obéit à une autre logique que celle du récit, de l' « histoire à raconter. »

b) De la même façon, l’univers du roman n’est plus un monde vu de l’extérieur et décrit objectivement ; c’est un monde vu par une conscience, les objets extérieurs n’ayant de réalité que perçus par elle. Cette technique romanesque, les romanciers modernes l’appliqueront systématiquement, comme ils généraliseront également une autre procédé kafkaïen, celui de l’anonymat du héros : l’écrivain désigne alors le héros par une simple initiale, comme le Joseph K. dans Le Procès.

c) On a souvent fait remarquer - et cela est très moderne - que les deux romans Le Château et Le Procès relevaient d’une écriture théâtrale et tentaient une sorte de synthèse entre les deux genres du roman et du théâtre (dialogues ; monologues ; description de gestes, de mimiques ; descriptions qui conviennent aux décors de théâtre, etc.)


3.2. Postérité de Franz Kafka


Les bouleversements intellectuels et moraux entraînés par les grands cataclysmes historiques des années 1930-1940 ont donc favorisé la découverte « posthume » de Kafka. Et - consciemment ou inconsciemment, il est difficile de faire la part des choses – les écrivains vont se mettre à imiter l’auteur du Procès. Apprécier cette postérité de Kafka, c’est aussi apprécier sa modernité. Nous citerons ici une page importante de Marthe Robert, spécialiste de l’œuvre de Kafka, qui pose justement les problèmes de l’influence de Kafka sur les écrivains modernes, au lendemain de la deuxième guerre mondiale : «  L’influence du Procès et du Château sur les œuvres littéraires se développa un peu partout et provoqua sinon un véritable mouvement, du moins un désir général de changer le sens même de la littérature. Kafka, qui, de son vivant, n’avait appartenu à aucun mouvement littéraire, devint, bon gré mal gré, le maître de tous ceux qui, cherchant à résoudre des problèmes devenus urgents, créaient, ou tentaient de créer une nouvelle avant-garde. La méditation sur Kafka, cependant, allait de pair avec une invitation à sa manière d’écrire (…) Quoique les imitations conscientes fussent relativement peu nombreuses, presque toutes les œuvres nouvelles paraissaient toucher par quelque côté à cet univers étrange que l’on ne se lassait pas de découvrir et que l’on voyait confirmé ou prolongé partout, aussi bien dans L’Étranger de Camus que dans les pièces de Sartre ou les romans de Blanchot ; bref, dans tous les livres où un certain angle de vision mettait en évidence une problématique de l’existence, une préoccupation métaphysique, un sentiment d’impossibilité ou même une simple inquiétude. »

Un exemple de ce problème des influences se discerne entre L’Étranger de Camus et Le Procès de Kafka. Il est, à l’évidence, intéressant de s’interroger sur les rapprochements entre les deux œuvres, notamment en décelant les ressemblances entre le procès de Joseph K. et celui de Meursault et en notant, par exemple, ce qu’a d’étrange la manière dont sont conduits ces deux procès.

Voici quelques apparentements possibles. Les critiques retrouvent chez des romanciers comme Julien Green et Graham Greene des inquiétudes spirituelles et des angoisses proches de celles de Kafka. On peut y reconnaître, à la manière de Kafka, des labyrinthes où s’égarent les héros d’un Maurice Blanchot - l’univers d’un roman comme L’Arrêt de mort publié en 1948 est très kafkaïen. D’autres rapprochements s’imposeraient encore, avec le théâtre moderne en particulier, celui d’un Beckett par exemple.


4. Conclusion


Il est désormais évident d'apprécier le « le prophétisme littéraire » de Kafka, cet écrivain qui appartient à la première génération du XXe siècle – sans pour autant se rattacher à une école bien déterminée, car Kafka fut essentiellement un solitaire – mais dont les recherches et les inquiétudes spirituelles répondent aux préoccupations et aux angoisses de la génération du milieu du siècle.

Pour mieux faire comprendre le cas étrange de cet écrivain solitaire qui voulut que son œuvre entière fût brûlée, Alberes et de Boisdeffre imaginent cette fiction : «  Si le XXII° siècle retenait de notre époque l’œuvre de Kafka, mais ignorait sa vie, la date de sa naissance et celle de sa mort, les futures encyclopédies mentionneraient : « Ecrivain tchèque de langue allemande vraisemblablement né vers 1915, mort sans doute peu après la seconde guerre mondiale. Son œuvre, inachevée, constitue cependant une allégorie continue du désarroi métaphysique, du désespoir humain et des persécutions historiques et politiques qui marquent l’époque 1933-1956 (…) Aux inspirations historiques se joint un thème ontologique : la solitude de l’homme dans un monde sans lois. En ce sens, les inspirateurs de Kafka ont été très nettement... Jean-Paul Sartre et, surtout, Albert Camus... »


NOTA BENE :


Concernant Franz Kafka et Le Procès lire aussi sur Libre Savoir :

Franz Kafka ou une vie mise en œuvre [3] ;
Le Procès de Franz Kafka [4] ;
L’Appareil judiciaire dans Le Procès de Franz Kafka [5].



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Catégorie (1) Littérature allemande 
 
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