1. Analyse
Que la bête meure est tout à la fois un film intelligent et caricatural, émouvant et sarcastique (1). Pratiquant le mélange des tons, Chabrol opère une distanciation systématique qui, combinée au mouvement même du film, conduit le spectateur de la plus évidente certitude (il est légitime qu’un père venge la mort de son fils) au questionnement le plus dérangeant (le justicier est-il si différent du criminel qu’il traque ?). Ce faisant, Chabrol, tel Hitchcock, joue avec nous, nous manipule, et nous désarçonne en nous sortant de nos vérités confortables : à l’instar des tragédies classiques, son film organise une catharsis salutaire.
Construisant son film comme une tragédie en cinq actes - un Prologue (L’accident) ; un premier acte (La recherche du coupable) ; un second acte (La découverte du coupable) ; un troisième acte (Le meurtre) ; un Epilogue (Le châtiment) -, Chabrol substitue aux dieux antiques le hasard du quotidien pour mieux rendre compte de la contingence de toute vie, quelle que soit notre volonté d’y échapper.
Une vengeance légitime ?
C’est que ce père fou de douleur qui entend se venger du lâche assassin de son fils («Je vais tuer un homme. Je ne connais ni son nom, ni son adresse, ni son apparence. Mais je vais le trouver et le tuer.») emporte d’emblée notre adhésion - une adhésion confortée par cette voix off atone, triste, mais déterminée, qui dit la douleur et oriente un point de vue forcément empathique à son égard : nous le comprenons, nous le suivons, nous l’approuvons. A l’inverse, Paul le chauffard - à qui Jean Yanne prête son imposante présence - tout en force naturelle, en gouaille forcenée et en vulgarité spontanée, incarne à la perfection cet être abject qui sème le mal partout où il passe et salit les personnes qu’ils rencontrent (« Une caricature d’homme mauvais tel qu’on ne peut espérer le rencontrer dans la réalité.»).
Ce contraste se dessine aussi dans les professions : l’un est romancier, quand l’autre est garagiste ; et dans leurs caractères : celui-là est courtois, celui-ci est trivial, obsédé par la nourriture, le sexe et l’argent. Bref, Charles/Marc et Paul symbolisent, en quelque sorte, le combat de l’humanité contre sa part animale. L’issue souhaitée par le spectateur ne fait donc aucun doute : il est temps que le monstre soit puni. Et le récit conforte cette attente : le drame est suivi de l’enquête et le châtiment ne peut que conclure cette triste histoire.
Un châtiment annoncé et préparé par le réalisateur : la prétendue promenade en mer au cours de laquelle Marc entend se débarrasser de Paul qui ne sait pas nager. Mais, au moment crucial, un premier coup de théâtre intervient : Paul démasque Marc ! Un second retournement de situation intervient peu après : le coupable a été puni ! Un troisième rebondissement met en scène le fils de Paul qui s'accuse de parricide. Avant que l'ultime confession de Marc ne jette à bas nos dernières certitudes : deux coupables auto proclamés pour un meurtre, chacun ayant les mêmes généreuses raisons de se sacrifier pour innocenter l'autre. Chabrol privant le spectateur de la scène de l'empoisonnement, le spectateur en est réduit à se forger sa propre opinion, placé dans la position de jurés qui, après avoir entendu les deux parties, doivent décider qui est coupable.
L’ambiguïté : le Bien ou le Mal ?
Au terme du film, l’ambiguïté s’est ainsi substituée à la clarté de la situation de départ. On notera que si l’utilisation de la voix off du père, comme le signale le commissaire, n’a d’autre fin que d’abuser la justice, elle permet aussi à Chabrol de tromper, parallèlement, le spectateur. Chabrol utilise ainsi le principe même du cinéma d’Hitchcock : essayer de faire comprendre au spectateur ce qu’il s’efforce de ne pas lui dire. La vengeance individuelle que projetait le père portait en elle le déni de justice et débouche en effet sur le malheur généralisé des personnages.
Le même doute saisit le spectateur : Paul est présenté comme un monstre, génétiquement (l’amour aveugle que lui porte sa mère est montré à plusieurs reprises), mais son inhumanité se banalise à mesure que se révèle le machiavélisme de Marc (se venger sans vouloir en payer le prix). La citation de L’Ecclésiaste (« Il existe un chant sérieux de Brahms qui paraphrase l’Ecclésiaste. Il dit : « Il faut que la bête meure ; mais l’homme aussi. L’un et l’autre doivent mourir. ») révèle in fine le sens du métrage : le Mal est intrinsèque à l’être humain. Il suffit de mettre en perspective l’entame du film (un enfant innocent joue sur la plage d’une mer de carte postale agrémentée de cris de mouettes) et sa fin (un adulte coupable s’éloigne sur un océan dont les vagues se brisent avec violence sur les rochers dans un tourbillon d’écume) : le chemin de la vie qui conduit de l’enfance à l’âge adulte se mesure ainsi, le temps du film, à l’aune de la culpabilité par un effet de contamination par le Mal. A l’origine de cette propagation mécanique, Paul qui tue l’enfant de Marc. Ce dernier se sert d’Hélène, mais provoque son malheur et, indirectement, celui de Philippe ; puis, le sien propre.
Le rôle du hasard
Il est à noter que cet enchaînement fatal naît d’un pur Hasard, en quelque sorte mathématique, comme s’attache à le montrer Chabrol dans la première séquence du film : s’il n’est pas de Providence, semble-t-il nous dire, alors c’est le Hasard qui préside à tout événement, qu’il s’agisse de la rencontre entre la Mustang de Paul et l’enfant de Marc dans un village, ou encore de celle de Charles/Marc et du paysan dans un chemin embourbé. Comme l’écrit Marc dans son carnet : « Je me rends parfaitement compte que le terrain de mes recherches est illimité, que je ne suis qu’un être à la poursuite d’un autre. Je n’ai pour arme que ma patience. J’ai tout mon temps. J’ai toute ma vie, et toute la sienne. A moins que le hasard ne s’en mêle. C’est fantastique le hasard et ça existe. Il n’y a même que cela qui existe. La pointe de mon stylo sur le papier, c’est comme toute chose au monde : une coïncidence.»
Paul ou le prédateur vorace
Il faut évoquer la direction d'acteurs, étonnamment juste. En effet, Michel Duchaussoy, Caroline Cellier et Marc di Napoli, interprètent leur personnage avec une sorte de détachement (de distanciation ?) qui se manifeste par un ton monocorde et un regard dénué de passion. Alors que Jean Yanne, égal à lui-même, dynamise à lui seul le film. Il va de soi que Chabrol ne peut laisser à penser que le Mal est plus réjouissant que le Bien. N'est-il donc pas plus indiqué de penser - en conformité avec le sens du film - que les trois personnages sont marqués par leur souffrance (Charles/Marc et Philippe) ou leur culpabilité (Hélène), alors que Paul, dénué de toute conscience morale, incarne - si l'on peut dire - l'innocence même du mal, en ce qu'il n'est que satisfaction des pulsions ? Les uns (Marc est sans doute mort en même temps que son fils ; Hélène avoue à Charles/Marc qu'elle se méprise depuis sa relation avec son beau-frère et Philippe est, avoue-t-il, sali d'être le fils d'un tel père.) sont donc présentés comme absents à eux-mêmes, quand l'autre (Paul) exprime la liberté vorace du prédateur, tout entier occupé à jouir de la satisfaction de ses désirs.
Une réalisation exemplaire
En conclusion, on évoquera le plaisir proprement cinéphile que procure la réalisation de Chabrol (2), toute de sensibilité et de rigueur - portée par la musique de Pierre Jansen, si élégiaque et si nuancée qu’elle semble sourdre des images mêmes - en rappelant les deux séquences jumelles de début et de fin de film qui se font écho et s’enrichissent l’une par l’autre, liées l’une à l’autre par les mêmes images de l’océan.
On songe à la première séquence de l’ouverture du film sur le montage alterné de deux éléments : la Mustang/l’enfant. L’un filmant une Mustang noire, de loin, en travelling latéral ; puis, caméra fixée sur le pavillon, sous forme de plongée sur le long capot ; enfin, vue de l’intérieur même. Mais elle est présentée dans un silence feutré, presque sans bruit de moteur, comme si elle glissait, noir corbillard, vers l’urgence d’un rendez-vous inéluctable. L’autre présentant un enfant sur une plage ; puis, son retour vers le village. L’alternance des deux éléments multiplie les signes funestes (couleur noire de l’auto, vision fugitive d’un cimetière, angélus qui tinte) et rend visuellement sensible le poids du hasard et de la fatalité.
On songe aussi à la séquence du dénouement lui aussi composé selon le même montage alterné, cette fois, d’images somptueuses d’océan, illustrées musicalement d’un lied de Brahms ; cependant que le héros dirige son voilier vers la haute mer et que sa voix off dit à Hélène les mots terribles selon lesquels le malheur ne s’oublie pas, mais tue et l’espoir et l’amour.
Un beau film inspiré. Une réussite.
Notes :
(1) : Les signes de l’humour grinçant de Chabrol jalonnent le film, semés par un réalisateur dont le regard caustique sur ses semblables et sur la comédie de leurs rapports sociaux ne peut s’accommoder d’une forme classique. Plusieurs exemples en témoignent. Et d’abord, la soirée de leur rencontre dans le Club où se noue leur rencontre et la caricature de danse à laquelle se prête, de mauvaise grâce, l’écrivain. [ 29ème mn] C’est aussi Marc/Charles qui, dans sa stratégie de conquête d’Hélène, lui adresse une non-déclaration d’amour particulièrement drôle par le ton indifférent sur lequel il la prononce : « Eh bien, puisque vous voulez que je vous sorte les banalités d’usage, je vous dirai que vous êtes belle. Vous avez du charme. Vous me plaisez beaucoup. (…) Depuis que vous êtes entrée dans ma vie, je ne dors plus, je ne mange plus, je bois peu, le chant des oiseaux n’est qu’une triste rengaine et le parfum des fleurs sent le renfermé. Ça vous suffit ? » [30ème mn] Cette volonté de dérision se retrouve lors du repas chez Paul, l’assassin. Son déroulement – faute de sujet de conversation entre des convives qui n’ont rien à se dire – sombre dans l’absurdité de clichés échangés sur le climat, sur les embarras de Paris, voire – pur moment d’hilarité - sur l’œuvre de Paul Gegauff (habituel scénariste de Chabrol)!
(2) Une réalisation très élaborée comme le révèle la scène du repas évoqué ci-dessus. Ces conversations qui tournent à vide ne sont ni gratuites, ni déplacées, dans le film. Bien au contraire, elles précèdent l’arrivée de Paul, et la vacuité des propos ne fait qu’exacerber l’attente du spectateur pour voir – enfin – ce Paul précédé par sa mauvaise réputation. Sa « présentation » à l’écran constitue l’un des climax du film. [45ème mn]
On notera, à ce propos, que Chabrol, fort habilement, signale cette arrivée hors champ, par le truchement sonore d’un coup de klaxon, avant de faire lire sa proximité sur le visage soudain extasié de sa mère, qui ponctue la scène d’un « Voilà Paul ! ». Aussitôt, une voix vociférante se fait entendre. Longtemps différée dans le film, cette « présentation » du monstre n’en a que plus de force pour faire prendre conscience de l’abjection du personnage, qui, à peine installé à table, se livre à un véritable jeu de massacre, humiliant tour à tour sa femme et son fils.
On peut choisir un autre exemple, symptomatiquement un second repas (on sait combien Chabrol apprécie la bonne chère !), qui met en présence, cette fois, les seuls Charles et Hélène, peu après qu’ils ont été chassés par Paul. [83ème mn] C’est le moment que choisit l’écrivain pour avouer à Hélène, effondrée, qui il est et comment il s’est servi d’elle. La caméra filme l’aveu de Charles – dont chaque mot est un coup de poignard qui déchire sa compagne – en cadrant les deux personnages à table, côte à côte - ironiquement séparés par un beau bouquet de fleurs avec une chanson faussement enjouée comme fond sonore. Mais Chabrol met en images la cruauté de Charles en insérant des plans du maître d’hôtel en train de découper avec soin le canard qui va leur être servi. Par cette mise en perspective, le réalisateur donne à la séquence une rare profondeur : le gibier est dépecé par le couteau du maître d’hôtel comme l’est Hélène par le scalpel des mots de Charles. Associant deux éléments filmés dans la même séquence, il donne à comprendre que l’un (la découpe du maître d’hôtel) sert de commentaire – muet - à l’autre (la confession de Charles). Ainsi nous révèle-t-il que ce père jusque-là digne dans son désir de vengeance est devenu, à son tour, un bourreau. Ce faisant, il enrichit la trame de son film.
2. Synopsis
En Bretagne, un enfant revient de la plage et traverse la rue d'un village pour regagner son domicile lorsqu'il est percuté et tué par l'auto d'un chauffard accompagné d'une jeune femme.
Le père, Charles Thénier, fou de douleur, jure de se venger et se substitue à la police, à ses yeux impuissante, pour mener sa propre enquête. Il tient d'ailleurs un journal intime sur lequel il note scrupuleusement ses impressions. Au cours de ses inlassables recherches dans la campagne pour retrouver la voiture du coupable, il embourbe sa voiture. Le paysan qui vient le dépanner le met involontairement sur la piste de la passagère du chauffard, Hélène Lanson, une jeune actrice. Sans jamais lui révéler son identité, il la rencontre, se présente sous le pseudonyme de Marc Andrieu, en fait sa maîtresse et la convainc de le conduire dans sa famille à Quimper.
Il fait alors connaissance de l'assassin de son fils, Paul Delcourt, qui est le beau-frère d'Hélène, un personnage vulgaire et odieux, détesté par ses proches. Il en devient le familier, sympathise avec son fils, Philippe, et se fait fort de l'éliminer lors d'une sortie en mer qu'il organise, puisque Paul ne sait pas nager. Mais ce dernier découvre le journal de Marc : le piège est éventé et Marc et Hélène doivent quitter les lieux. Pourtant, lors d'une halte dans un restaurant gastronomique, Marc qui révèle enfin son identité à Hélène, apprend par la télévision que Paul a été empoisonné. Le commissaire de police accuse Marc de machiavélisme en lui montrant son propre journal intime. Marc nie. Sur ces entrefaites, Philippe, qui sollicite son audition, s'accuse du crime de son père. Marc, libéré, rejoint Hélène qui l'attendait à l'hôtel. Taciturne et fatigué, Marc se refuse à lui donner des explications qu'il lui promet le lendemain.
A son réveil, la jeune femme trouve une lettre de Marc qui avoue sa culpabilité dans le meurtre de Paul, dénonce sa lâcheté d’avoir laissé accuser Philippe et annonce à une Hélène effondrée un départ sans espoir de retour. A l’écran, un voilier disparaît à l’horizon de l’océan cependant qu’un lied de Brahms, tragique, s’élève...
3. Fiche technique
- Réalisation : Claude CHABROL.
- Année : 1969.
- Scénario : Paul GEGAUFF et Claude CHABROL, d’après le roman The beast must die de Nicolas BLAKE.
- Directeur de la photographie : Jean RABIER.
- Musique : Pierre JANSEN.
- Lied de Brahms : Ernste Gesänge, interprété par Kathleen Ferrier (Disques Decca).
- Chanson : La Terre, interprétée par Dominique Zardi.
- Production : Les Films La Boétie (Paris) / Rizzoli Films (Rome).
- Distribution : CFDC.
- Durée : 110 minutes.
Distribution :
- Charles Thenier/Marc Andrieu : Michel DUCHAUSSOY.
- Paul : Jean YANNE.
- Hélène Lanson : Caroline CELLIER.
- Philippe : Marc DI NAPOLI.
- Jeanne : Anouk FERJAC.
- Jacques Ferrand : Guy MARLY.
- Anna Ferrand : Lorraine RAINER.
- Marc Thenier : Stéphane DI NAPOLI.
- Le commissaire de police : Maurice PIALAT.
- La servante : Louise CHEVALIER.
4. Edition DVD zone 2
Le film fait partie d’un Coffret Claude Chabrol qui réunit un choix de six films du réalisateur : Le Boucher, 1969 ; Noces rouges, 1973 ; Que la bête meure, 1969 ; Juste avant la nuit, 1971 ; La Femme infidèle, 1969 ; La Ligne de démarcation, 1966. Les remarques qui suivent concernent le seul Que la Bête meure.
- Image : format 1.66. La qualité n’est malheureusement pas au rendez-vous. D’une façon générale, les couleurs manquent de contraste (lecture au vidéo-projecteur) et sont peu saturées.
- Son : Le film n’a pas été arkamysé et propose un dolby digital 2.0 mono d’origine qui rend les dialogues clairs et donne à la musique de Pierre Jansen toute sa place dans l’effet de désenchantement du récit. Le lied de Brahms, à l’inverse, sonne quelque peu suraigu.
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5. Bande annonce
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