Fils et petit fils de maçon, Georges Brassens faillit lui aussi céder à cette tradition familiale. Heureusement pour lui – et pour nous ! – les premiers contacts qu’il eut avev le Bâtiment ne le laissèrent pas satisfait et il préféra continuer à fréquenter le collège où il s’ennuyait, certes, mais où il fit connaissance avec l’une de ses futures amours, la poésie. Bientôt, il prit par habitude de délaisser les murs sombres de l’école pour retrouver la jolie plage sétoise, paradis où régnaient deux divinités : le soleil et la mer. Plus tard, dans la capitale où il fera ses premiers pas d’homme, il aura souvent la nostalgie de ce ciel embrasé et de ce sable brûlant. Il vécut, à ses débuts parisiens, une période difficile où la guerre et ses affres l’atteignirent durement. Sans emploi, il passait son temps dans de petits bistrots crasseux où il rencontra de nombreux personnages qu’il se plaira à chanter plus tard. Là, au hasard des rencontres, il échangea avec nombre de poètes ou écrivains méconnus que, bien souvent, il était le seul à apprécier et qu’il aidait et encourageait. C’est dans ces atmosphères surchauffées et enfumées qu’il composa et chanta ses premières chansons devant un public fort restreint, mais amical et affectueux.
Cette période fut sans doute la plus difficile de la vie de Brassens, mais ce fut aussi la plus heureuse comme il l’a souvent confessé. Longtemps, même après avoir connu la renommée et la fortune, il refusa le luxe et le confort superflus et partageait généreusement sa table avec ceux qu’il affectionnait parce qu’ils étaient pauvres et misérables. Quelle bonté dans ce regard plein d’amour, dans ce regard comme on en voit si peu, trop peu, dans ce regard d’homme qui sut rester homme, sans céder un pouce à la facilité qui lui tendait les bras ! Brassens est resté insensible à la toute puissance matérielle ; pauvre ou riche, il n’y a toujours eu qu’un seul Brassens. C’est, pour employer un mot d’Alphonse Bonnafé, son professeur de français, « un sacré réfractaire ».
C’est là un aspect de l’homme, un aspect primordial puisqu’il a laissé son empreinte sur toute son œuvre ; cette œuvre abondante et touffue où fleurissent tour à tour un humour léger ou amer, ou simplement une mélancolie charmante digne du plus grand des poètes ; cette œuvre qui à elle seule résume des milliers de pages d’analyse ou de réflexion.
On peut se demander par quoi est animé ce génie que l’on peut qualifier assez justement d’anarchiste après l’avoir entendu chanter dans Hécatombe : « Mort aux vaches, mort aux lois, vive l’anarchie ». cette phrase sans équivoque prend un aspect on ne peut plus ironique lorsqu’elle est hurlée par un vénérable représentant de la maréchaussée ! On trouve d’ailleurs dans cette chanson les deux sentiments qui animent toute l’œuvre de Brassens, qui lui fat crier ce « mort aux vaches » truculent, je veux parler de la colère et du mépris, en un mot de « l’âme » de l’œuvre de Brassens : la révolte. Je veux citer à ce propos une phrase d’Alphonse Bonnafé qui, à elle seule, explique la hargne et la puissance passionnée de toute son œuvre : « Quand il a vu appeler immoralité, subversion, sottise tout ce qu’il estimait beau, bon, juste et vrai, son ressentiment a pris la force d’une passion ».
Ce poète diont les goûts n’étaient pas appréciés s’est cabré et s’est appliqué par la suite à mettre en valeur tout ce qu’il chérissait et qui choquait la bonne société. Tout poète possède une flamme qui lui est propre, qui l’anime et qui l’inspire ; chez Brassens, c’st la révolte. Il trouve une beauté subjective à tout ce qui est vie, pourriture, détresse, à tout ce qui n’est pas dans le chapitre de la morale.
Brassens a su faire un tableau on ne peut plus vrai de toute cette société sans laurier et de ses misères. Cette société qui s’épanouit dans les quartiers mal famés, Brassens la chérit tout particulièrement. Il ne se veut pas l’avocat de ces êtres pervertis et ne veut pas « leur prêter des vertus qu’ils n’ont pas » ; il expose simplement leurs malheurs parce qu’il les aime. Il les aime tels qu’ils sont. Il les aime parce qu’ils sont des révoltés, parce qu’ils s’opposent à l’ordre normal des choses, parce qu’ils détruisent le conformisme où s’enterre la société ; il les aime parce qu’ils sont les acteurs et les témoins de cette révolte qui l’anime, ils sont les démons de la bourgeoisie, les termites qui rongent une toiture, la couverture de la société qui au fond d’elle-même se sait pervertie mais refuse de se l’avouer. Tous ces êtres, qu’ils soient ivrognes, voyous ou putains, sont le visage du vice, mais aussi le visage du malheur, sans masque ni fard. Pour Brassens, « leur misère fait leur grandeur. »
Tous ces personnages sont les éléments essentiels de la réussite de Brassens : c’est grâce à eux que Brassens a acquis en même temps que le succès cette réputation de mauvais garçon, de génie de l’immoralité et de l’indécence qui ignore et veut ignorer politesse et courtoisie, qui régissent à elles seules toute la société civilisée. Georges Brassens refuse toutes ces formules de politesse, tous ces mots aimables sans fondement ni valeur. Il se montre tel qu’il est. La « bonne société », habituée à cet aspect factice que revêtent les rapports humains, fut choquée par ce grand garçon corpulent qui rejetait l’artifice et restait fidèle à un comportement que certains qualifiaient de primitif et d’immoral. En un mot, on peut dire de Brassens qu’il était lui-même. Il ne se forçait en rien pour paraître sympathique si le contexte ne lui en donnait pas envie ; pour lui, un sourire ou une parole de gentillesse ne peuvent être que les signes d’une amitié réelle.
Sur scène, il ne modifiait en rien ce comportement et semblait, au contraire, cultiver cet aspect bourru qui le caractérisait. Le rideau se lève et, lentement, il prend place, traînant sa guitare avec nonchalance pour s’installer, impassible sous les ovations du public. Pas un mot, pas le moindre sourire ne viennent dérider ce visage au regard vague et chaleureux à la fois. Puis il commence à chanter ce qu’il a envie de chanter et rien d’autre. Sobre, modeste et discret, il déballe aussi sa rancœur où des effusions lyriques viennent se mêler à un ton grivois, parfois même paillard ; mais partout transpirent ces reproches mordants er amers, qui défient sans cesse la morale et le bon goût.
Précisément, son vocabulaire eût tôt fait d’être mis à l’index. Tous ces mots grossiers lui sont chers pour plusieurs raisons : ils sont nés du peuple, utilisés par lui et disent sans détour tout ce qu’ils veulent dire. C’est là aussi un moyen de se récrier contre toutes ces formules de politesse qui confèrent à la société pourtant bien installée, ce caractère de fragilité puérile.
Néanmoins il ne faut pas croire que c’est le seul Brassens. Il a su prouver avec sa chanson Pénélope qu’il savait user d’un langage châtié où des périphrases élégantes et pudiques se substituent aux locutions vulgaires qu’il se plaisait à mettre au grand jour. Ces modes d’expression dont il disposait librement témoignent de la maîtrise parfaite de son art qui était celle de Brassens.
Il excelle dans tous les genres ; il est aussi bien capable de nous intéresser avec de petits contes grivois tels que Le Gorille ou Hécatombe que de nous toucher profondément avec Bonhomme, Chanson pour l’Auvergnat et Le petit joueur de flûte dans lesquels la sensibilité de Brassens que l’on pourrait mettre en doute donne à sa poésie un aspect si humain.
L’amour fut, bien sûr, chanté par Brassens : depuis les premières expériences d’adolescent jusqu’à l’adultère en passant par toutes les formes qu’il peut revêtir. Mais pour ce qui est du sentiment d’aimer, il s’est surtout attaché à en montrer la valeur toute subjective et indépendante de la beauté ou de tout autre facteur matériel. Que ce soient Le fille à cent sous ou Les Amours d’antan, elles témoignent d’un penchant évident de Brassens vers les basses conditions. Son cœur particulièrement sensible s’accroche au moindre détail humain, lui inspirant tout à la fois pitié et amour.
Révolté, anarchiste, Georges Brassens a su, par sa poésie fleurie ou ses cris non-conformistes toujours illustrés musicalement de savants accords de guitare, imposer son style et ses idées à un public qui, d’abord restreint, n’a cessé de s’élargir au fil du temps. Il est aujourd’hui connu internationalement et traduit dans plus de vingt langues.
![]() ![]() ![]() | Les droits de ce document sont régis par un contrat Creative Commons
et plus précisement par le contrat Creative Commons Paternité - Partage des Conditions Initiales à l’Identique Licence France 2.0 de Creative Commons, plus connue sous le nom de "CC-BY-SA". |
Droits d'auteur © Jean-Pierre BILLES
Image reproduite en tête de cet article : Georges Brassens au Théâtre national populaire, Septembre-Octobre 1966 (Cliché Roger Pic. Source : [1]).