1. Deux arts si ressemblants...
Il n’est pas question de les subordonner l’un à l’autre et il faudrait les laisser chacun à leur destin, à leur fonction propre. Leur relation, néanmoins, n’est pas de celles que l’on peut méconnaître, d’autant plus qu’ils sont condamnés à dépendre l’un de l’autre pour longtemps encore, les adaptations de romans demeurant une source majeure de la production filmique, les romanciers, de leur côté, s’inspirant de plus en plus des procédés du cinéma.
Le fait que l’on pose la question des rapports entre le roman et le cinéma implique l’existence de facteurs de similitude entre ces deux arts. Ils sont, d’abord, deux arts populaires puisqu’à la portée de toutes les bourses, ce qui facilite leur diffusion. Ils le sont aussi car, étant plus accessibles que la peinture ou la musique qui demandent déjà une certaine initiation, ils sont plus populaires. Par ailleurs, on peut constater une évidente identité de genres : le film psychologique a son équivalent dans le roman psychologique quand le film réaliste évoque le roman réaliste ou que le film policier rappelle le roman du même nom. Enfin, les techniques de l’écriture ou de la réalisation rapprochent roman et cinéma : chapitres et paragraphes d’un côté ; séquences et plans de l’autre. Les figures de style littéraires se traduisent en gros plans, travellings, etc. Le symbolisme des images se substitue à celui des mots.
Il n’en demeure pas moins que roman et cinéma sont deux réalités esthétiques, deux arts, à part entière, et qu’il est inutile de porter un jugement de valeur visant à apprécier l’un pour mieux déprécier l’autre.
2. Originalité du cinéma
Le cinéma trouve son originalité dans son apparition récente, lié, comme le disait Malraux, à une industrie. Sorte de mythe idéaliste, il a dû attendre le XX° siècle pour devenir, au cours de constantes modifications techniques (du cinéma muet au cinéma 3D), ce qu’il est aujourd’hui. Le mythe du cinéma, c’est l’obsession du réel, le souci d’un réalisme intégral, la recréation du monde à son image, une image sur laquelle ne pèserait pas l’hypothèque de la liberté d’interprétation de l’artiste ni l’irréversibilité du temps. Il y a, à l’origine du cinéma, le sentiment d’un échec du langage écrit. L’inaptitude du langage conceptuel à rendre compte des rapports que nous entretenons avec l’univers « réel » est évidente. Il devenait indispensable, après l’usure des mots et des figures de style, de capturer le monde, d'une façon différente, dans les filets d’un langage entièrement nouveau. Le problème des rapports entre le roman et le cinéma se cristallise donc dans une métamorphose complète de notre vision du monde moderne.
Outre un nouveau langage, le cinéma a apporté la notion d’espace qu’il a fait redécouvrir. Alors que dans le roman, le facteur « temps » prédomine, le cinéma se définit, étymologiquement même, comme l’art du mouvement, c’est-à-dire l’espace ajouté au temps. C’est ainsi que le cinéma excelle dans l’exploration des villes et dans la reproduction des espaces naturels. On songe, par exemple, pour la représentation de la ville au film de David Fincher Seven [1] et à La Prisonnière du désert de John Ford [2], voire La Mort aux trousses d’Hitchcock [3] pour l’utilisation de l’espace.
Enfin, le cinéma apporte une ambivalence fondamentale. Se voulant art du réel, le cinéma s’impose à nos sens. Pourtant si l’image cinématographique recouvre la réalité, le mot recouvre une idée et s’adresse à l’intelligence. De plus, il est un art du faux-semblant : il ne dévoile que les apparences, il ne peut accéder à l’intérieur que par l’extérieur et c’est là son point faible par rapport au roman. Enfin, le cinéma – cet art du réel – devient, en fait, l’art de l’irréel lorsqu’il est la projection d’un rêve comme dans les films de Jean Cocteau, Orphée ou La Belle et la Bête.
3. Le problème de l’adaptation
C’est au niveau de l’adaptation que se pose le problème concret des rapports entre roman et cinéma. Et l’éternelle question entraînée par l’adaptation est celle de sa fidélité eu égard à l’œuvre originale. Pourtant la question de la fidélité est un faux problème, car on peut dire sans la moindre hésitation qu’il n’y a pas de film formellement fidèle au roman adapté. La seule fidélité que l’on est en droit d’attendre du cinéaste est la fidélité à l’esprit du roman. Plutôt qu’une reproduction servile du roman, il faut voir, à travers l’adaptation, une œuvre « écrite » refondue avec la caméra et les acteurs. (1) C’est ainsi que le film de Jean Renoir, Une partie de campagne, est une œuvre égale, voire supérieure, à son modèle parce que Renoir est, dans son art, un créateur de la classe de Maupassant. La seule forme d’adaptation valable est celle du metteur en scène, basée sur la reconversion d’idées littéraires en termes de mise en images
Le drame de l’adaptation se joue dans la vulgarisation qui s’accompagne le plus souvent d’une trahison. Le cinéaste est amené à résoudre des problèmes non pas d’un point de vue esthétique mais, trop souvent, commercial. Il ne faut pourtant point trop s’indigner de ces atteintes à l’œuvre originale. Les lecteurs adeptes du roman continueront de l’apprécier au détriment du film qui l’a - mal - adapté ; quant aux spectateurs qui ne le connaissaient pas, le film leur servira peut-être d’introduction à la découverte du roman original.
C’est pourquoi on ne peut dire qu’il n'y a pas de bonne ou de mauvaise adaptation mais qu’il y a un bon et un mauvais cinéma : si le cinéma entend concurrencer la littérature, il lui suffit de faire acte de création plutôt que de se contenter d’imiter ou de décalquer le roman.
Si, comme il vient d’être évoqué ci-dessus, le roman influence le cinéma, il convient de ne pas négliger l’influence inverse, celle du cinéma sur le roman. On fera le constat navrant que si certains romans ont été écrits à partir de scénarios de film, ils sont le plus souvent médiocres – à l’exception notable de Le Dialogue des Carmélites (1960) écrit par Georges Bernanos peu avant sa mort. Beaucoup plus intéressante est l’influence du cinéma sur ce que l’on a appelé le « Nouveau Roman » dont l’un des chefs de file était l’écrivain Robbe-Grillet. Pour lui, le film « nous tire hors de notre confort intérieur vers ce monde offert avec une violence qu’on chercherait en vain dans le texte écrit, roman ou scénario. » Il est ainsi étonné par l’éternelle présence du cinéma, sa présence inévitable et obsédante. C’est la seule voie du salut, pense-t-il, pour le roman, genre menacé d’épuisement et de surexploitation. Il en arrive à se laisser tenter par le pur spectacle et prophétise alors une littérature objective pour atteindre le roman en surface. Il fait de son personnage une caméra qu’il promène sur les objets. Si l’on simplifie, le roman n’est plus qu’un album de photos ou bien un film. Mais chercher à rivaliser avec le cinéma n’est-il pas voué à l’échec ? Le roman est fait pour explorer ce qui reste, précisément, inaccessible à la caméra, comme, par exemple, la dimension psychologique que le cinéma, art des apparences, ne peut qu’effleurer ou suggérer.
Dans le fond, la question des rapports entre le cinéma et le roman peut être mise en parallèle avec une autre problématique plus ancienne. Lorsqu’apparut la photographie, la peinture put se libérer du souci de la reproduction du réel et s’affranchir ainsi de l’objet, se métamorphosant en moins d’une cinquantaine d’années. De même, le cinéma doit permettre au roman de se renouveler et de trouver une nouvelle ambition.
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NOTE :
(1) NDLR : Ainsi, le cinéaste américain Franklin J. Schaffner propose avec son film La Planète des singes [4] une très intéressante adaptation du roman La Planète des singes [5] de Pierre Boulle, bien qu’il ne suive pas l’œuvre du romancier pas à pas, au point, d’ailleurs, d’imager une fin fort différente mais pourtant très spectaculaire !