1. Notes préliminaires sur l’affectivité
Les premières expériences de l’homme sont affectives. On ne peut exister au monde sans être un être affecté. Dans la manière de se poser, nous nous exposons et subissons ainsi la réalité sur laquelle nous agissons : par exemple, le geste qui lève l’obstacle, c’est aussi ce par quoi l’obstacle est éprouvé. Le contact avec le monde est alors vécu dans l’ambiguïté d’une activité qui n’est pas exempte de passivité. Ainsi, l’indignation accompagne le style de vie du révolté et du révolutionnaire. De même, Roquentin (La Nausée de Jean-Paul Sartre) saisit un galet et « sent naître une espèce d’écoeurement douceâtre, désagréable. » De plus, avant même de maîtriser nos rapports avec le monde, nous en sommes tributaires. La psychanalyse nous révèle que les émotions oubliées de l’enfance gouverne la vie de l’adulte. L’émotion provoquée par l’impression inconsciente de détresse, comme l’impression vécue et non représentée d’être privé de nourriture ou bien d’être privé de tendresse préparent les passions de l’adulte. Ainsi l’avarice d’Harpagon serait fondée sur la crainte infantile de mourir de faim ; les conquêtes de Don Juan seraient dues à la crainte infantile d’être délaissé et l’ambition de Rastignac (Le père Goriot, Balzac) et compenserait peut-être quelques humiliations de jeunesse. Notre manière d’être est donc liée à une affectivité passée souvent inavouée. L’affectivité qui accompagne notre vie quotidienne ne semble pas pouvoir être réduite à une représentation, ce qui permettrait de la concevoir, ni à un mouvement, ce qui permettrait de la décrire. Que dire de la tristesse ou de la joie qui accompagnent une pensée ou un acte ? Est-ce un trouble du corps ? Est-ce un état de l’âme ? L’affectivité comme constante de l’âme humaine traduit-elle un sens caché ? L’ennui de Châteaubriand, c’est aussi le plaisir de l’ennui. Et le temps perdu et regretté de Proust, c’est aussi la joie de le retrouver…
2. Introduction
« Nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie heureuse ; il est, en effet, le premier des biens conformes à la nature ; c’est de lui que nous partons pour accepter ou fuir les choses et c’est à lui que nous arrivons lorsque nous prenons la sensation comme norme du bien. » (Epicure)
Il ne faut pas confondre l’agréable avec le plaisir et le désagréable avec la douleur. Le désagréable n’est pas la douleur, il consiste dans une tonalité affective qui se lie à des associations d’idées et à des états intellectuels. Il dépend souvent d’une éducation et d’une culture. Une saveur désagréable est plus cultivée que naturelle. L’impression de plaisir est plus vague que l’impression de douleur : c’est la plénitude procurée par le bien-être dont le contraire est plutôt la gêne que la douleur. A cet égard, le vocabulaire est insuffisant puisqu’il donne le nom de plaisir à des états aussi différents que l’agrément d’une rêverie et la jouissance procurée par une saveur sucrée.
3. Le plaisir et la douleur sont liés à des mouvements appropriés et défensifs
Pour les comprendre, il convient de les situer à partir de l’unité de l’organisme vivant. Celui-ci est d’abord alerté par des impressions assez sourdes et diffuses que nous appelons irritations. C’est à partir de ces dernières que nous pouvons comprendre les activités motrices de relation avec le monde qui se divisent en activités d’assimilation et en activités ou mouvements de défense. Le statut biologique du vivant ne nous donne comme éléments de la vie mentale qu’un ensemble de mouvements qui tendent vers certains buts et que nous pouvons répartir en mouvements appropriatifs (par exemple, le sujet affamé se met à rechercher) et en mouvement défensifs (la main se retire du feu). Ils constituent le lieu où nous voyons apparaître le plaisir et la douleur. Les mouvements appropriatifs sont stimulés par les choses extérieures qui sont nécessaires à notre existence, c’est-à-dire qui sont congénères à notre nature (nourriture, eau, sexe, etc.).
Les mouvements défensifs se manifestent à l’égard de choses étrangères qui tentent de violer l’intégrité organique et psychique du vivant. Il semble que le plaisir et la douleur apparaissent au confluent du mouvement et de la sensation. Si la sensation est bien à l’origine du mouvement défensif, elle marque aussi la fin du mouvement appropriatif. La douleur repousse la sensation tandis que le plaisir l’entretient. L’hétérogénéité fonctionnelle du plaisir et de la douleur est soulignée par Pradines. L’impression de plaisir est toujours seconde. Elle réclame comme condition première une activité assimilatrice qui meut le sujet vers une réalité congénère. Le plaisir est donc provoqué par une rencontre satisfaisante. D’autre part, il se place comme un état intermédiaire entre cette activité assimilatrice et la jonction du sujet et de l’objet dans la jouissance.
La douleur ne peut être analysée en fonction du plaisir. Etudiée comme état affectif, on pourrait croire que la douleur est une privation de plaisir. Mais si nous examinons sa fonction, nous remarquons qu’elle est première par rapport à la réaction de défense qui constitue son expression corporelle. Le plaisir est une appétence qui a atteint ses fins dans une sensation. Le mécanisme de la douleur est contraire : ce n’est pas d’abord une aversion mais une sensation qui atteint ses fins dans une aversion.
4. Le plaisir est lié au besoin
Le plaisir est lié à la sensation de contact avec l’objet désiré. Mais il faut que le contact s’achemine vers la communion. Le plaisir est effectif quand l’appropriation se réalise, c’est-à-dire au moment où l’objet est en contact avec le sujet sans être totalement absorbé, sinon il fait l’expérience déplaisante de la satiété.
Le besoin est l’expérience d’un manque
Le besoin apparaît tout à la fois comme une indigence et un manque. Il est ressenti comme un manque de quelque chose et, simultanément, il se manifeste comme une impulsion orientée vers une fin. Ce manque et cette impulsion sont les signes distinctifs du besoin et sont vécus dans l’unité de cette réalité affective. Aussi le besoin ne saurait-il être connu si on le décomposait en une sensation doublée d’un mouvement.
Comme le souligne Paul Ricoeur, la sensation masque le caractère tensif du besoin. D’autre part, cette décomposition introduit un ordre (le mouvement est consécutif à la sensation) qui ne correspond pas à l’expérience vécue du besoin où celui-ci apparaît comme un manque de quelque chose qui est action vers quelque chose.
Le besoin et l’objet du besoin
L’expérience vécue du manque précède la perception de l’objet susceptible d’éliminer le manque. Par ailleurs, le plaisir imaginé est postérieur à la perception de l’objet qui procure le plaisir : il faut avoir vu, au moins une fois l’objet, pour l’imaginer lorsqu’il est absent. En effet, si l’objet qui satisfait n’était pas connu, le besoin, selon son intensité, serait une inquiétude ou une détresse orientée d’une manière imprécise. Cette connaissance est donnée par l’expérience de la satisfaction réalisée. C’est à partir de là que l’imagination avive le besoin. Mais le besoin disparaît au moment où la possession met fin à la représentation imagée et à la perception actuelle de l’objet. En effet, « Comme le fruit se fond en jouissance, comme en délices il change son absence, dans une bouche où sa forme se meurt. » (Valéry)
Le plaisir est la conséquence du besoin
Le plaisir est postérieur à la tension crée par le besoin. En effet, l’activité motrice de relation est première par rapport à l’affectivité. Cependant, si le plaisir est second, il n’est pas autonome. Il indique le besoin qui est en train d’être satisfait : « Le plaisir parachève l’activité qui se déploie non à la manière d’une disposition ou d’une qualité inhérente, mais à la manière d’un ornement qui s’ajouterait de surcroît comme la beauté pour ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse. » (Aristote)
Autrement dit, le plaisir accompagne toute action qui s’accomplit de façon parfaite ; il parachève l’acte. Dans ce cas, on ne saurait le réduire à lui-même sinon ce n’est plus la beauté jointe à la jeunesse, c’est une beauté coupée et donc bientôt fanée. Il convient donc de remarquer qu’il constitue la phase intermédiaire entre l’expérience vécue du manque et de la jouissance.
La douleur provoque l’aversion
Si l’on se situe au niveau de l’aspect fonctionnel, la douleur n’est pas le contraire du plaisir. En effet, la douleur précède l’activité de défense qui repousse ce qui est hostile à l’organisme. Autrement dit, au niveau de la douleur, l’affectivité précède la l’activité. D’autre part, la douleur n’est pas liée à l’expérience d’un manque ; elle est au contraire révélatrice d’une menace positive pour l’organisme. Enfin, l’action de défense qui succède à l’impression douloureuse satisfait au schéma excitation-réaction qui ne convient pas l’activité impulsive qui précède le plaisir. Ces différences font que l’on puisse concevoir un homme qui maîtrise ses besoins alors qu’il ne peut maîtriser sa douleur (exemple : celui qui fait la grève de la faim ne peut s’empêcher de hurler sous la torture).
D’autre part, le plaisir nous met en accord avec le monde tandis que la douleur est perçue comme une exclusion. Ce plaisir qui parachève l’activité fait que le sujet s’extériorise alors que la douleur conduit le même à se replier sur l’endroit douloureux.
Le problème de la douleur
Les êtres sensibles réagissent violemment à la douleur. Pradines précise que le problème concerne plus le récepteur que l’excitant. On peut, dès lors, se demander comment l’organisme ne s’est pas fermé à l’action des causes nocives dans la mesure où elles étaient douloureuses. Les évolutionnistes comme Darwin pensent que c’est parce qu’elle est utile et que les espèces l’ont donc conservée. Il y aurait une finalité de la douleur qui consisterait dans la sauvegarde de l’organisme. Mais cela prête à discussion. Le mal interne n’est pas toujours indiqué par la douleur, ne serait-ce que dans sa phase initiale. La finalité de la douleur est également combattue par la présence des réflexes protecteurs qui ne sont pas douloureux. Selon Pradines, il n’est pas possible de penser que la nature se soit donné la sensibilité dolorifique par voie directe. Par contre le développement de l’intelligence aurait permis le développement de l’intensité de la douleur. Ainsi, toujours selon Pradines, l’intelligence rend l’organisme sensible à des irritations de moins en moins affectives. Celles-ci ne correspondent plus à l’excitation d’agression, mais à des menaces plus ou moins distantes de l’organisme. Dans ce cas, l’être vivant au lieu de mettre en jeu un mécanisme réflexe de protection à l’occasion d’irritations brutales, apprend à se défendre contre les agents nocifs. La vivacité de la douleur serait liée aux parades réfléchies qui se sont progressivement substituées aux parades réflexes.
La souffrance morale
La souffrance morale se manifeste sous les formes diverses du sentiment de culpabilité, de regret ou encore du remords. Les états sont vécus comme la mise en cause de l’existence humaine. Ils signifient à la fois la dépréciation du sujet humain (sa valeur est contestée) et le refus de se délivrer par le temps ; ils apparaissent dans un présent qui ne peut ou ne veut se délivrer du passé. Dans ce cas, l’homme en souffrance morale est par excellence l’homme du passé ; il est toute passivité et le souvenir, sans cesse rappelé, l’empêche de se délivrer par l’action. La formule « Souviens-toi » est par excellence une formule ambiguë. Elle se veut apparemment différente, mais on peut se demander si, dans la commémoration d’un événement douloureux, il n’y a pas le goût de conserver ce qui blesse et dont le souvenir provoque l’esprit de vengeance. La commémoration d’un événement douloureux est l’occasion de se sentir malheureux et d’aimer la haine. On est moins malheureux qu’on se plaît à le dire. L’évocation individuelle ou collective permet d’excuser les faibles résultats de l’action.
5. Le plaisir, le bonheur et la joie
Il faut remarquer, en premier lieu, que le plaisir apparaît fugitif ; il disparaît au moment où le besoin est satisfait. En outre, la qualité du plaisir varie selon les circonstances extérieures, l’état du sujet et sa culture ; le plaisir est donc changeant. Enfin, le plaisir est lié à une tendance alors que tout sujet est constitué de multiples tendances. Cette différence entraîne que je puis apprécier un verre d’eau tout en souffrant : le plaisir est donc partiel et limité.
Ces caractères expliquent le mécontentement que provoque, paradoxalement, le plaisir. On le voudrait définitif et total puisque, selon Epicure, il est le principe et la fin de la vie heureuse. Or, on s’aperçoit qu’il est fugitif et partiel. C’est pourquoi on tend à le considérer comme une source d’illusions et l’on tend à le considérer comme un mal.
Il faut toutefois que la critique affective dépiste la critique moralisante. En fait, notre mécontentement ne provient-il- pas d’une erreur ? Nous considérons, en effet, le plaisir pour ce qu’il n’est pas, à savoir le bonheur. Si le plaisir est parfait comme doit l’être le bonheur, il s’agit d’une perfection finie. Aristote montre bien que le plaisir n’est pas susceptible d’une genèse dont les étapes plus ou moins réussies provoqueraient une sorte de malheur d’exister : « Le plaisir est un tout et on ne saurait à aucun moment appréhender un plaisir dont la prolongation dans le temps conduirait la forme à la perfection. » Le tout est dans l’instant de la jouissance le fait apparaître précaire et périssable. Le plaisir est bien parfait mais il exprime le bonheur dans l’instant seulement.
Le bonheur transcende la perfection du plaisir. Si le plaisir achève, en effet, et parfait des actes limités et partiels, le bonheur est, au contraire, ce qui achève et parfait une destinée. Autrement dit, le plaisir et le bonheur ne sont pas différents dans leur essence : le plaisir est lié à l’instant alors que le bonheur est lié à une histoire.
La joie, en revanche, est autre : elle n’est pas ce qui parfait l’acte, mais elle est liée au succès de l’action. Comme le souligne Bergson : « La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a remporté une victoire […] Aussi nous trouvons que partout où il y a de la joie, il y a création. » La joie se révèle donc dans l’affirmation ; celui qui s’efface et se retire n’est pas joyeux. Nietzche précise également : « La volonté, c’est ainsi que s’appelle le libérateur et le messager de la joie. »
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