La Passion

Intérêt
La passion concerne l'ensemble des activités humaines et mérite bien un examen de ses différents caractères positifs et/ou négatifs.



Table des matières

1. Introduction


«  Rien de grand n’a jamais été accompli sans passion ni ne peut l’être. Seule une moralité trop souvent hypocrite s’élève contre la forme de la passion en tant que telle. » (Hegel)


On peut commencer par noter que le mot s'applique à des manières différentes de vivre. Des formes aussi différentes que l'ambition de Napoléon, l'avarice d'Harpagon, la fureur de Phèdre, comme l'amour mystique de sainte Thérèse d'Avila sont considérés comme des passions. Le terme est donc susceptible d'être considéré de différentes façons.

Si selon Gaston Berger, « La passion est la mise en ordre affective soumise à une tendance dominante ? », Pradines, au contraire, lui donne un sens plus étroit : « La passion, c’est avant out une affection par qui l’être affecté se sent arraché à lui-même et entraîné à des actes dont il ne juge plus la cause entière. » Toutefois, quelle que soit l’acception , la passion apparaît comme un mouvement de l’esprit qui échappe à la volonté du sujet, comme un état affectif essentiellement subi par le sujet et qui devient la mesure de ses actes et de ses pensées. Autrement dit, la passion semble révoquer l’autonomie du sujet qui est désormais tout absorbé par une œuvre, une chose ou un être. Aussi la passion s’apparente-t-elle à la fatalité et les Stoïciens la considèrent comme une maladie de l’âme : les jugements émis par la raison sont, en effet, perturbés par l’affectivité.

Or, l'état passionnel majore un objet au détriment des autres : l'or pour l'avare ; le pouvoir pour l'ambitieux. Et cette élection n'est pas rationnellement fondée. Le stoïcien dénonce donc ce pouvoir de la passion qui confère à l'objet choisi un prestige qu'il n'a pas : l'or, tel que ma raison l'appréhende est fait pour circulet et non pour être amassé ; de même, le pouvoir est fait pour gérer les affaires de la cité et non pour dresser sa propre statue. Le passionné se distingue de l'homme gouverné par la raison en ce sens que la passion, en faisant de l'objet la valeur suprême, le déifie, tandis que la raison ne retient de l'objet que sa valeur fonctionnelle.


2. L'originalité de la passion


On ne saurait confondre passion et émotion, bien qu'elle puisse en être parfois la conséquence. Ainsi la passion de Phèdre est-elle liée à un tumulte affectif :

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue. »

De même, la psychanalyse voit dans la passion un effet provoqué par des émotions oubliées de l'enfance. Toutefois, cette liaison n'est pas synonyme d'identité.

L’émotion s’exprime, en effet, différemment. Comme le précise Kant « L’émotion agit comme une eau qui rompt une digue, la passion comme un torrent qui creuse de plus en plus profondément son lit. L’émotion est comme une ivresse que l’on cuve, la passion comme une maladie qui résulte d’une constitution viciée ou d’un poison absorbé. » L’émotion est brusque et brève alors que la passion est une formation seconde qui comporte une systématisation et une orientation. L’émotion est momentanée quand la passion est un sentiment durable. En outre, l’émotion provoque un arrêt : le sujet est passagèrement désadapté tandis que la passion est l’élection d’un désir qui exclut tous les autres. Ce désir devient un centre d’intérêt autour duquel s’organisent les idées et les mouvements.

Par ailleurs, on ne saurait confondre la passion avec l’inclination. L’inclination peut, en effet, être transformée par la sublimation. Ainsi Goethe, après une aventure amoureuse malheureuse, est-il fasciné par l’idée de suicide. Il surmonte cette inclination en écrivant Werther. Ecrire est une façon d’évacuer l’inclination, comme le chant, la musique et la peinture. Nous sommes malheureux parce que nous ne savons pas nous exprimer. La passion, quant à elle, ne se laisse pas détourner ; elle s’identifie au sujet au point d’en constituer le style de vie. Le passionné ne peut que lui donner le sens qui lui paraît propre. Ainsi l’ambition peut-elle être comprise comme la conséquence d’un besoin de domination ou bien d’un désir de plaire, ou encore de se croire indispensable. Si l’on reconnaît, dans la passion, une inclination, celle-ci est portée à l’excès par la répétition des idées et des actes qui la développent. Ainsi que le précise La Rochefoucauld « Combien d’hommes ignoreraient l’amour s’ils n’avaient jamais lu de romans ? »

Qu’est-ce qu’être passionné ?

Etre passionné, c'est subir sa passion. Le corps joue un rôle dans la passion. Il y a au point de départ un besoin, c'est-à-dire une disposition naturelle (par exemple, l'amour). Cette disposition est d'abord virtuelle et s'impose à nous par la prise de conscience. Ainsi la passion est-elle influencée par nos connaissances. La passion amoureuse peut se développer à la lecture de romans. Par ailleurs, la passion peut s'appuyer sur une habitude, qui est une disposition acquise dans le cas de l'avarice : l'habitude d'économiser peut conduire à l'avarice.

La passion a donc pour point de départ la passivité ? Le passionné sent quelque chose en lui. Il commence par subir un besoin ou une habitude, puis les subit davantage en l'élisant parmi d'autres. On peut noter qu'il existe un régime physiologique des passions : ainsi la jeunesse est-elle sujette à la passion amoureuse, la maturité à l'ambition et la vieillesse à l'avarice.

Cependant la passion, à ce niveau corporel, est fort peu de chose car un besoin disparaît généralement au moment de sa satisfaction. De même, l'habitude n'est pas aussi tyrannique qu'on le dit : le corps est souple et s'adapte. C'est pourquoi, même si au fond de la passion gît une grande faiblesse, le passionné ne veut pas l'admettre. Pouvoir résister à ses passions est rendu possible plus par leur faiblesse que par notre force de caractère. Et le passionné est tel parce qu'il n'admet pas que l'objet de sa passion soit peu de chose. Il refuse de concéder que sa passion est peu importante tout en refusant le changement. Il perpétue dans son présent le moment passé où l'objet de la passion est apparu et il invoque ensuite une nécessité extérieure. En fait, il entretient sa passion et l'on peut dire que le passionné l'est plus qu'il ne l'est dans la réalité.


Le passionné se passionne pour sa passion


Le drame de la passion naît d’une nécessité objective limitée, cette dernière étant principalement imaginaire. Le besoin et l’habitude prédispose, certes, mais ne fixe pas la personnalité. La faiblesse initiale d’une disposition naturelle ou acquise est surmontée par l’imagination qui les surévalue. Stendhal montre le rôle de l’imagination dans le phénomène de la cristallisation qu’il définit « comme l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. » Pour lui, un homme commence à aimer lorsqu’il est triste ; sa tristesse étant la conséquence d’un besoin d’aimer insatisfait. Ce besoin conduit le sujet à se fixer sur le premier prétexte. Par la suite, l’image de cet objet est associé à toutes les circonstances agréables qui nous viennent à l’esprit. Il suffit, dit Stendhal, « de penser à une personne pour la voir dans tout ce que l’on aime. » Cette œuvre de l’imagination fait que le premier prétexte (être ou objet banal) est transformé par les qualités que nos associations lui apportent. Le phénomène de la « cristallisation » traduit peut-être l’impossibilité de l’homme d’aimer autre chose que lui-même puisqu’il aime chez autrui les qualités qu’il lui donne. A moins qu’il ne s’agisse de l’expression d’un besoin d’absolu. Il y a sans doute une duperie dans le fait de prendre un rameau desséché recouvert de cristaux après un séjour de quelques mois dans une mine de sel pour un diamant ! Mais n’est-ce pas aussi le besoin impérieux d’une beauté et d’un bien qui dépasse les choses finies ? Ainsi que le précise Pascal : « L’homme cherche dans le monde la beauté dont il porte en lui le modèle. » On peut aussi noter que l’imagination permet au sujet d’être attentif à des symboles affectifs à travers lesquels il appréhende l’objet de la passion. Ainsi le sujet amoureux embrasse-t-il ou déchire-t-il une lettre et ce qui vaut pour le symbole vaut pour une personne.


Les effets de la passion


Fatalisme, fanatisme et esprit de sérieux sont autant de traits qui définissent le passionné.

Fataliste, le passionné prend, en effet, son parti de sa passion puisque, au point de départ, sa passion relève du parti pris. Pour lui, tout est dit : le discours est déjà tenu. Il croit qu’il est destiné à sa passion et qu’il existe une nécessité du passé. Ce qui le conduit à créer une mythologie, c’est-à-dire à parler de son étoile, de son destin. Il affirme indifféremment que « c’était écrit » ou que « ça devait arriver ». De ce fait, comme le précise Alain, « la passion n’est pas autre chose que l’idée même que nous ne pouvons rien contre notre passion. » La passion révèle ainsi son aspect tragique dans la mesure où elle fait apparaître le sentiment de l’irrémédiable.

Fanatique, le passionné l'est tout autant et fait de sa passion une religion qui consacre l'objet même de la passion. Celui qui est sous l'emprise de la passion essaie à tout prix de persuader autrui ; il recherche de l'autre afin de donner une objectivité à l'extrême subjectivité. C'est ainsi que le passionné en politique croit que le monde est destiné à des élus qui sont les seuls à disposer des clés pour gérer les affaires.

Doté de l'esprit de sérieux, le passionné se montre aliéné. Son manque d'humour confine à la tristesse et le conduit à systématiser. Il organise son univers autour de sa passion : tout rappelle l'objet ; tout est signe ; tout a un sens. La passion tend, à l'évidence, au système, mais tout système commence par la passion. Aussi le passionné remplace-t-il l'enseignement des faits par la rigueur logique.

Enfin, la passion crée le vide. Le monde où l’objet de la passion est absent devient un monde sans valeur : « Un seul être me manque et tout est dépeuplé  » déplore ainsi Lamartine


3. La signification de la passion


La passion apparaît donc comme une rupture d'équilibre. Le sujet, au lieu d'être attentif et de résoudre les problèmes posés à lui par le monde feint d'ignorer ces problèmes. Tout se passe comme si ces problèmes ne le concernaient pas : Harpagon est obnubilé par son or et se rend invisible aux obligations familiales et professionnelles ; l'amoureux est obsédé par l'être aimé et devient indifférent à la vie publique. Or, si le bonheur temporel est dans l'adaptation aux différentes formes de le vie, la poursuite d'un seul objet rompt l'équilibre entre le sujet et son milieu. L'objet passionnant a pour corrélat un sujet passionné. Cette liaison montre que l'initiative n'est plus du côté du sujet mais que le moteur de la vie passionnelle lui est extérieur. Dans la passion se dévoile la pauvreté d'une existence qui ne peut se suffire à elle-même et qui, dès lors, est toute dans la poursuite d'un objet dont la présence est censée mettre fin à la vacuité vécue. Ainsi l'alcool semble mettre un terme à l'insignifiance d'une vie. L'or représente un avoir qui comble un être vide. L'être aimé semble justifier une existence qui par elle-même n'a pas sa justification.

Ainsi la passion est-elle bien l’expérience d’une double dépendance : dans le moment présent, elle est dépendance de l’objet à l’égard de la passion ; dans la durée, elle est dépendance à l’égard de l’objet passé de la passion, objet qui n’a pas encore provoqué de déception. Redoutée au niveau conscient, cette dépendance est peut-être secrètement recherchée au niveau affectif. La conscience est dénonciatrice car elle tend à récuser l’illusion. Elle est le moment qui provoque chez le passionné une critique à l’égard de son style de vie et déceloppe l’amertume voire la rancoeur. Phèdre ne dit rien d’autre quand elle constate : « J’ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur. »

La passion apparaît enfin comme un refus de l’écoulement temporel. Le passionné préfère le passé au présent puisque c’est dans le présent que l’objet de la passion se dissout. Le vœu secret du passionné est bien d’arrêter le temps : « O temps suspends ton vol ! », implore Lamartine. Ce refus du temps est sans doute lié à la joie que procure la naissance de la passion et à la déception qui guette le passionné un jour ou l’autre.


4. Appendice : affectivité et morale


Notre affectivité mentale est sous le coup de plusieurs interdits. Nos organes sensoriels sont réputés trompeurs. L’imagination est proscrite pour les désarrois qu’elle provoque. Enfin, le désir est dénoncé comme introducteur de désordre. Descartes, tout en nous conviant à devenir « maîtres et possesseurs de la nature » écrit aussi dans Le Discours de la Méthode qu’ « Il faut toujours tâcher à ne vaincre que la fortune et à changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde. » Tout ce qui est de l’ordre du désir jouit donc d’une mauvaise réputation, sans doute parce que l’on privilégie l’action au détriment de la passion. Dans une civilisation dont l’intention est d’agir sur la nature pour la transformer, tout ce qui est du ressort de la sensibilité, que ce soit l’émotion ou le sentiment, le besoin ou le désir, est signe de passivité. Si la passivité est synonyme de notre perte, l’action est considérée comme une voie de salut. Ce discrédit jeté sur la passivité et cette liaison entre passivité et affectivité sont des constantes de notre univers moral.

La chute d'Adam est la sanction infligée à une sensibilité coupable et la déchéance est prononcée dès que l'homme est soumis à ses sentiments et à ses passions. Bref, l'homme déchoit lorsqu'il est le jouet de ses sens et de ses passions. Le rachat, au contraire, peut s'obtenir à une condition : se détourner de tout ce qui introduit à la passivité.

Ainsi le corps qui subit les impressions du milieu extérieur et qui est le lieu des organes sensoriels ne doit pas constituer un élément de la personnalité, mais doit être considéré comme un objet de dégoût. Cette condamnation du corps apparaît à travers l’histoire de la philosophie : elle se retrouve dans le Gorgias de Platon dans lequel le corps est considéré comme « le tombeau de l’âme » . Elle se retrouve également chez Descartes où l’enfance est proscrite parce qu’elle est gouvernée par les appétits et que ces derniers « ne nous conseillent pas toujours le meilleur ».

Pourtant, suffit-il de condamner le corps et ce qui s'y rattache (sensibilité et affectivité) pour laisser le champ libre à l'action ? Les actes de homme ne prendraient-ils pas leur source dans une passivité oubliée ?




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Droits d'auteur © Sophie LAUZON



 
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